À mille mètres au-dessus de la ferme où Jokull Bergman et quatre générations de sa famille ont élevé des moutons, je me tiens là, soulagé, pensant que nous nous sommes montrés plus malins que « Lui » et avons gagné la bataille. Ayant admis la défaite il y a quelques jours à peine, j’avais cédé à la notion que nous allions peut-être rentrer les mains vides de cette expédition à ski. Mais au fond de moi, mon instinct me disait que le combat n’était pas terminé et que nous pouvions encore reprendre l’ascendant sur « Lui ». C’est le dernier jour de notre voyage de dix jours à la péninsule de Troll et mon pari semble avoir porté des fruits.
[quote_left]En Islande, ils appellent le vent « Lui » ; un adversaire éternel, sans visage, rusé et mortel, que bon nombre de personnes ont essayé de déjouer, mais n’y sont souvent pas parvenus.[/quote_left]Je prends des photos de Ilir Osmani et Romain Grojean donnant sur la crique de Olafsfjordur sous un ciel bleu et calme, pendant que Bergman plante des petits drapeaux au sommet de son pic privé pour démarquer la zone d’atterrissage des deux hélicoptères qu’il exploite actuellement. Pour la première fois depuis notre rencontre il y a dix jours, il a l’air à l’aise. Peut-être est-ce dû au fait que la journée s’est déroulée sans incident ou qu’il a neigé, au lieu de pleuvoir, pour la première en huit jours. Quoi qu’il en soit, ce sentiment se reflète dans tous nos visages.
En Islande, ils appellent le vent « Lui » ; un adversaire éternel, sans visage, rusé et mortel, que bon nombre de personnes ont essayé de déjouer, mais n’y sont souvent pas parvenus. Poussés par une passion insatiable de joueurs, les Islandais ont toujours l’œil sur « Lui » pour essayer de prédire son prochain tour. Bergman, lui-même un homme du hasard, a tout risqué il y a plusieurs années et a racheté un terrain ancestral de la banque afin de démarrer la première entreprise d’héliski dans le pays. Le chemin de cet homme d’affaires, fils de ces œuvres, a été semé d’embûches, mais l’apparition de nouvelles maisons d’hôtes sur ses terres pour recevoir les nombreux skieurs qu’il guide ces jours dénote que tout va plutôt bien.
Après avoir fini de prendre des photos de Osmani et Grojean, nous skions jusqu’à la ferme. Les derniers virages nous rappellent sombrement le mauvais temps que nous avons vu passer pendant la plupart de la semaine. Une pluie incessante et des ouragans jusqu’à 120km/h ont presque amené notre équipe au point de rupture à plusieurs reprises. Impassibles maintenant, à la suite d’une magnifique journée de ski, nous évitons les touffes d’herbe dorée et les berges des rivières, extraordinairement actives pour cette période de l’année, repérant les plaques de neige suffisamment liées les unes aux autres pour garantir des passages en toute sécurité.
Les montagnes brillent et pendant que je fais mes valises pour le voyage du retour, je comprends enfin ce qui a amené Bergmann, le seul guide de montagne qualifié UIAGM en Islande, à revenir dans cette partie du monde complètement isolée après de nombreuses années à l’étranger. C’est une nation définie par son instinct de survie et son adaptabilité envers un paysage en perpétuel changement, dans lequel existe un lien indestructible entre l’islandais et ses origines. Un Islandais s’en ira, mais c’est chose très rare s’il ne revient pas.
Nous entreprenons un trajet cahoteux le long d’une route de terre et serpentons hors de cette vallée de 20km de long en direction de l’aéroport dans la ville voisine de Akureri. J’observe le paysage marécageux me demandant si j’allais apercevoir la batterie de huit-cents euros que Will, notre cameraman, a perdue depuis l’hélicoptère le premier jour. En position de mitrailleur, Will filmait une séquence de film pour une prochaine production de pvs quand une rafale a balayé l’hélico et a arraché la batterie de l’arrière de la caméra peu après le décollage. Cela commençait mal et les premières impressions de notre pilote étaient évidentes. « Gardez la main sur vos affaires les gars, ce n’est pas cool », j’entends encore Jon aboyer via son micro-casque alors qu’il stabilisait l’hélico et reprit son chemin vers le nord.
Peu de temps après nos débuts maladroits, nous avons atterri dans un endroit désigné sur les cartes la veille au soir, situé entre deux criques où les descentes à ski vous amènent au niveau de la mer. Le paysage, à vous couper le souffle, m’a étourdi, m’incitant à un autre cafouillage, cette fois le mien. Alors que l’hélicoptère décollait, je me suis vite rendu compte que j’avais oublié mon sac d’appareil à photo à bord, me laissant un seul objectif avec lequel travailler. L’anxiété s’est emparée de moi, mais une fois mes skis chaussés et le premier virage ayant été pris dans la neige de printemps, je me suis complètement relâché. Je me suis dit qu’il valait mieux profiter de notre première descente. L’étendue des terres était magnifique et les images captées par Will étaient splendides, grâce à sa batterie de rechange.
Jon passa la matinée à nous transporter au sommet de plusieurs pics le long de la péninsule de Troll, définie par les deux criques aux noms imprononçables mentionnées précédemment, Hédinsfjordur et Siglufjordur. Ces deux criques, qui se trouvent à l’abri, sont seulement devenues accessibles récemment en voiture et sont maintenant liées par des tunnels d’une voie qui servent les petits villages de pêcheurs nichés à chaque extrémité. À l’ouest se trouve le village de Siglufjordur, digne d’une carte postale. Autrefois la capitale mondiale du hareng, c’est désormais un petit village de pêcheurs tranquille qui se concentre plus sur le tourisme que la pêche. Capable d’accueillir d’énormes navires de croisière dans sa crique à eau profonde, c’est un vrai centre d’activité pour les touristes durant les mois d’été.
Nous avions eu une honnête journée de travail mais vu la neige de printemps qui s’amincissait, nous n’étions pas complètement satisfaits de la qualité des images que nous avions produites. La pratique du ski fut fantastique mais nous avions espéré trouver des sentiers à trois mètres de hauteur suspendus dans l’air avec en arrière-plan l’océan Arctique, ceci pour affrioler nos sponsors. Néanmoins, de retour à la ferme, nous avons profité du jacuzzi en espérant qu’ « Il » apporterait de meilleures conditions dans les jours qui suivraient. Après un dîner traditionnel de poisson salé et d’agneau rôti, assis autour de la grande table de la cuisine avec d’autres hôtes, nous nous empilâmes dans les quartiers généraux étroits de Bergmann pour obtenir les dernières prévisions météorologiques. Avec une mine aussi sérieuse que Jon le matin même, Bergman leva les yeux vers nous et déclara « Ne parlons pas de la météo ».
À mi-chemin de l’aéroport, une rafale bat le côté de la camionnette violemment, nous poussant sur le bas côté irrégulier. Il y a seulement quelques jours, un transporteur routier s’était renversé sur la même route, probablement à cause du vent, fermant celle-ci pendant plusieurs heures lorsque nous rentrions d’une sortie infructueuse de ski de randonnée freestyle. Nous avions repéré un aspect vers lequel nous sommes montés en peau de phoque pour construire un saut pour Grojean, quand soudainement une légère brise a éclaté en tempête. En quelques minutes, nous avons été obligés de nous agenouiller, nous agrippant à nos affaires pendant que la neige de printemps nous giflait comme des plombs de fusil venant de toutes directions. Nous efforçant de protéger toute peau exposée, nous nous sommes levés avec difficulté, avons chaussé nos skis et sommes retournés à la voiture. Les rafales, parfois si violentes, nous rendaient insensibles à la gravité et, à un moment donné, nous nous sommes retrouvés à être refoulés plus haut sur la montagne.
Nous franchissons la crête de la pente vers Akureyri et quand l’aéroport se dessine sur l’horizon un sentiment de bien-être m’envahit. Nous avons livré bataille à une semaine des plus mauvaises conditions météorologiques que j’aie jamais rencontrées mais notre patience a été récompensée. Douze heures plus tôt, nous nous sommes réveillés et avons découvert un ciel bleu et de la neige fraîche recouvrant toute la péninsule. Le thermomètre affichait dix degrés Celsius et nous étions les seuls hôtes restants à la ferme. Après un petit déjeuner copieux, l’hélico vrombit alors que Jon effectuait les dernières vérifications, se préparant pour la longue journée devant nous. S’il y avait une chance de sauver ce voyage, cela se passerait le dernier jour. Nerveux, nous ne tenions pas en place tels des boxeurs dans le coin d’un ring de boxe – nous savions que ce dernier round forgerait notre notion de l’héliski en Islande. Échauffés, nous sommes montés à bord et nous nous sommes mis en route pour une des journées de ski les plus inoubliables que nous ayons jamais vécue.
Notre avion bimoteur décolle à destination de Reykjavik. Les montagnes et les vallées, où les poneys islandais sont plus nombreux que les arbres, propagent un éclat ardent de rose et orange en dessous de nous. Nous survolons les terres les plus inhospitalières de l’île en direction de la capitale pour profiter d’une dernière soirée d’indulgence, cette fois bien méritée.